Éclats de vie
Pénélope Mallard - 30 octobre 2014
À Françoise P. C.
À Josée G. Me voilà pour la première fois dans cet espace réduit, sombre et assourdissant. Battements, sifflements, borborygmes : tu sais, il y a tellement de bruit, on dirait des escadrons de F-16 qui te broient les tympans.
Les parois sont élastiques, enveloppantes et soyeuses, elles se distendent et me fabriquent un nid. Au fil du temps, j’ai réussi à m’y sentir bien. Pour l’instant, je peux encore aller et venir à ma guise. Je m’en échappe parfois pour retourner dans les galaxies primordiales. T’en souviens-tu ? Mon corps, lui, se développe dans l’eau, une eau nourricière à travers laquelle je ressens la caresse aimante de tes mains, je t’entends me fredonner des chansons et me parler. Ne jamais oublier d’aimer exagérément : c’est la seule bonne mesure. La chaleur et la douceur me gagnent alors. Je suis tranquillité. Un jour, avec ton frère, tu as rencontré cet Américain de Surfing for peace. D’Israël, il a réussi à faire passer des planches de surf rafistolées jusqu’à Gaza. Le surf ne connaît pas de frontières, pas de religions, pas de prétextes, affirmais-tu. Tu avais vu une émission à la télévision : les surfeurs californiens attaquaient les rouleaux à bras le corps, se jetaient dans les flots tourbillonnants. Depuis, il n’y a eu de cesse que toi aussi tu maîtrises les vagues de Gaza. Je dois dire que tu aimais la difficulté. Et moi, j’aimais bien l’ondulation des eaux, au-dedans et au-dehors, qui me berçait chaque fois que tu essayais de te maintenir en équilibre sur ce fragment de mousse instable. Bien sûr, il fallait te montrer discrète et pratiquer pendant la semaine, quand il n’y avait presque personne à la plage. Une fille. Du surf. Inconcevable. Sortir de la Méditerranée tes vêtements collés au corps, impensable. Pourtant, rien n’a pu venir à bout de ton désir, ni le bal incessant des hélicoptères de surveillance israéliens ni la police religieuse du Hamas qui patrouillait à cheval. Tu as persévéré. Avec l’appui de ton frère, de ton mari et de ton père. L’Américain t’avait même apporté des photos de burquini pour que tu puisses en choisir un et t’exercer plus facilement. Une sorte de burqa aquatique, un maillot de bain intégral, orthodoxie oblige. Tu me racontais tout cela, le soir, en te couchant, et je sentais la présence de tes mains, chaudes et fébriles. Un matin, le danger est devenu monstre insatiable. Tu as dû arrêter d’aller à la plage. L’eau s’est changée en feu. Le sable, en sang. Édifices, écoles, hôpitaux, la vie s’effondrait, encore, sapée à force d’obus. Les pulsations se faisaient plus fortes au-dedans. Plus rapides. Ton cœur dérapait. Je n’avais presque plus de place. Mais je percevais toujours la flamme dans tes mains, j’entendais toujours ta voix. Jusqu’à ce jour où tu m’as dit : De l’autre côté du pire t’attend l’Amour. Soudain, le froid s’est installé. Je ne te sentais plus. Plus de battements. Plus de douceur. Plus de chaleur. Je donnais des coups de pied. Des coups de poing. J’étais en train d’étouffer dans ce repli minuscule et glacial. Alors, un rayon de lumière a éventré l’obscurité. Une lame, des doigts bienveillants qui m’agrippent, m’extirpent du cocon devenu tombe et me déposent avec délicatesse dans une chrysalide de plastique transparent. Des tubes. Des fils. Je respire. Mais où es-tu ? Je ne t’entends plus. Où sont tes mains, où est ta voix ? Qui sont ces gens qui me parlent et me manipulent ? Et je t’ai vue, sur ta planche de surf dernier cri, translucide et lumineuse. Tu voguais sur les vagues du ciel, tu sautais par-delà les nuages, intrépide, tu épousais le fil divin de la vie. Tu étais fière. Libre. Droite, dans toute ta gloire et ta splendeur, telle Aphrodite née de l’écume de l’onde. Plus de sang. Personne pour te dire d’aller te rhabiller. Tu m’as prise par la main et tu m’as chuchoté : Tous les chevaux du roi, tous les tanks et tous les bombardiers de toutes les armées du monde ne sauraient retenir les ténèbres ni entraver l’irrésistible montée de l’aube. Viens ma fille. Partons. |
Les extraits en italique sont tirés de Derniers fragments d’un long voyage, de Christiane Singer, Paris,
Albin Michel, 2007.