Opinions
Une violence ordinaire
[Mélitza Charest]
Mis en ligne le 29 novembre 2013, publication : Volume 3, numéro 3
Quoi de plus normal et quotidien que de vivre avec la violence? Les créateurs de nourriture culturelle jetable tapissent leurs œuvres de cette violence, en la rendant plus... spectaculaire.
Silence, négligence, rejet, colère, racisme, sexisme, manipulation, dénigrement, mensonge, contrôle, chantage, intimidation, harcèlement. L’éclat de la violence théâtrale au cinéma, dans les jeux vidéo ou même dans la littérature, ne correspond pas à la réalité, souvent. Il n’y a pas de verre brisé, d’explosion, d’arme à feu nécessaires au dénigrement, au harcèlement, encore moins au silence haineux et lourd d’un père de famille au bout de sa frustration et de sa haine envers ceux qui l’entourent. Il n’y a pas de fouet dans la chambre des mères manipulatrices qui font du chantage un mode de vie.
La violence donne du pouvoir, apporte le pouvoir. Le pouvoir de décider, le pouvoir de transformer les choses selon notre volonté, même si cette volonté demeure de seconde main vu notre impuissance chronique au bien-être. La télévision encourage et donne sa bénédiction, sous couvert de la création, à des scènes d’une violence inouïe. La vie urbaine stressante et agressante porte bien ce flambeau de domination, ces associations malsaines du sexe à la violence comme allant de soi. Les émotions doivent être fortes pour contrer l’ennui de plus en plus profond des soldats du capitalisme.
Un individu coincé dans une situation où le sentiment qui domine est l’impuissance à en sortir n’a pas une panoplie de solutions. Il y a la drogue, qui place dans un état de catalepsie confortable temporaire. Il y a le jeu, qui entretient le cauchemar et fait plonger l’individu dans une irrémédiable descente vers des hallucinations de pouvoir sur son « destin ». Il y a le divertissement, le loisir de type médiatique (Internet, réseaux sociaux, jeux, cinéma, télévision) qui deviennent des catalyseurs de frustrations. Il y a également la reprise du contrôle sur sa vie par la domination des problèmes qui peuvent être incarnés par des individus, des systèmes, des idéologies. On peut en venir à transposer ces dispositions sur des intolérances, des actions civiles et politiques, des mépris envers des groupes divers. Particulièrement et dans l’intimité, on peut en venir à briser son sentiment d’impuissance en contrôlant une personne plus vulnérable que soi, une prise de pouvoir sur la vie d’une autre personne puisque sur la nôtre, on n’en a pas.
La désillusion face au système de justice favorise ceux qui peuvent se le payer et laisse sans recours tous ceux qui en ont besoin réellement, ce qui contribue également à l’association pouvoir-violence qui se vérifie autant dans les habitudes de divertissement des masses populaires que dans le contenu de ce divertissement. D’autant plus contradictoire : la façon de censurer, de nos jours, seulement certaines pratiques de divertissement. Prenons, par exemple, la mode des sports extrêmes qui est une pratique violente à tendance suicidaire quand on y regarde de près. Et bien ils sont pourtant valorisés, et ceux qui les pratiquent sont presque des dieux. Il faut ajouter le sentiment de puissance qu’ils procurent : celui de vaincre la mort. N’est-ce pas suffisant pour en faire une sorte de religion à laquelle on oppose volontiers le débat d’idées, comme quelque chose d’ennuyeux et d’importun dans toute réunion sociale qui se respecte ? Parlons de sport, de santé, de protéine lente, mais pas d’idées, par pitié !
On aura compris que je parle spécifiquement de milieux où la culture populaire est la seule qui existe et que les valeurs dominantes sont celles dépeintes par la publicité, particulièrement la publicité à la télévision. En effet, si l’on s’en tenait uniquement à la celle-ci, on remarquerait une grande violence latente dans la promotion en tant qu’outil de vente en elle-même et dans les valeurs qu’elle représente ensuite. L’agressivité du marché, les fameuses lois de survie dans un système capitaliste, sous-tendent toutes les publicités et s'y transmettent. Quand on parle de l’influence qu’a la télévision sur les enfants, on parle des films violents, des histoires sanglantes de vampires, on mentionne également les meurtres et les catastrophes naturelles que l’on voit au journal télévisé de 18 h, mais on omet de soulever le problème de la publicité. On oublie de souligner l’extrême violence qui sous-tend l’idéologie capitaliste. La loi du plus fort, la loi de la jungle, écraser l’adversaire… Ces principes sont profondément enseignés dès le plus jeune âge à tout être humain, du moins Occidental. Alors, comment peut-on se surprendre que les enfants intègrent cette idée et la transposent dans d’autres situations ?
Les émissions leur étant réservées prônent des comportements d’ouverture envers les autres, moralisent à qui mieux mieux à partir de valeurs qui semblent évidentes, mais qui peuvent perturber un enfant qui entend un message contradictoire à ce qu’il ressent ou à ce dont il est témoin dans sa famille. On n’oserait pas dire que les émissions pour enfant sont des hypocrisies qui tombent avec la naissance de l’esprit critique autour de l’adolescence, mais on pourrait poser des questions sur la légitimité d’envoyer des messages contradictoires, ou s’interroger sur le bien-fondé d’analyser le comportement des enfants qui sont exposés à la violence à la télévision et leurs comportements en société comme étant une conséquence de cette exposition. Un enfant qui se tape une série de films à la Walt Disney dans lesquels la ligne entre le bien et le mal est aussi claire qu’un nez dans un visage, dans lesquels les méchants souffrent mais ça ne compte pas parce qu’ils sont les méchants, ou pire, des méchants pour lesquels on développe une forme de compassion qui les sauve de leur méchanceté, des œuvres dans lesquelles les gentils passent par une sorte d’initiation à la vie et deviennent meilleurs au sortir de leur expérience ; invariablement, cet enfant est maintenu dans une vision du monde qui lui apportera de grandes angoisses en grandissant dans le monde qu’on lui épargne jusqu’à ce qu’on juge que sa sensibilité n’est plus un bien précieux à protéger de la réalité. Et ce jour-là, on se surprendra du fait qu’il recherche des émissions violentes, qu’il écoute de la musique qui ne semble qu’un bruit infernal, agressif, qu’il s’identifie à des héros dont le courage se rapproche du comportement suicidaire.
Toute l’idéologie occidentale repose sur l’élimination de la concurrence, et cette concurrence est aussi humaine que la partie qui l’écrase. Alors pourquoi se surprendre que les enfants ne s’émeuvent pas du sort réservés aux « méchants » de notre système ? Les paresseux, les voleurs, les pauvres, etc.
La véritable violence de la télé se situe dans son mensonge permanent, dans le sourire de la publicité, dans l’hypocrisie du vedettariat, dans la censure de bon goût, dans l’insipidité de son contenu aussi, dans le dénigrement sous-entendu de tout ce qui ne fait pas partie de l’élite de la culture populaire, dans la valorisation de la médiocrité crasse de ce média corrompu à la fabrication d’une image du monde aussi infidèle que vide.
Qu'est-ce que la culture populaire, au fond, sinon l'asservissement aux idées véhiculées dans les médias ? Et surtout, à quoi peuvent bien servir les médias sinon à faire la propagande des idées qui maintiennent les classes moins éduquées dans le système que les dirigeants ont mis en place ? Les médias sont des outils. Des outils puissants, à cause de l'implication émotive que les recours esthétiques connus et testés ont déjà démontrée maintes et maintes fois. On crée des chocs artificiels selon des recettes esthétiques inventées par des artistes, autrefois innovateurs, et on les remâche indéfiniment jusqu'à ce qu'un génie sorti de nulle part ou de l'élite (peu importe) arrive avec une vision du monde qui bouleverse tant la sensibilité populaire qu'on reprend sa recette, finalement. Et ça recommence. Mais ce qui compte, c'est de ne voler aux artistes que l'enveloppe esthétique et non son sens d'origine. Ce qui compte, c'est de vider le contenu de cette recherche esthétique et d'idées, de regard sur le monde, et de le rendre si dérisoire que l'espoir lui-même est sapé jusqu'à enliser la population dans un sentiment d'impuissance morbide. L'enliser complètement et définitivement peut-être. C'est ce sentiment qui est sous le cynisme et le détachement inouï des élites contemporaines. Quand on étudie les passions à l'origine des grands courants littéraires, par exemple, on est surtout frappé par les convictions souvent si idéalistes qui les ont motivées. On se sent si endormis, nous, oui, devant notre télévision, mais aussi devant notre constat d'échec à être plus heureux parce que plus instruit...
On ne lit plus, on lit moins en tout cas. On accuse la télévision, grande coupable de bien des mots alors que ce n'est pas dans sa simple constitution, qui certes, induit une certaine passivité, mais bien dans son contenu et dans sa gérance que se situe la réelle violence. L'agression à l'intelligence. Au lieu de s'accuser de laisser nos enfants trop regarder la télévision et de s'inquiéter des impacts des images de violence qu'ils ingurgitent sans broncher, on pourrait peut-être examiner comment on laisse, nous les adultes, des firmes commerciales à visées purement mercantiles, gérer notre quotidien de façon aussi violente sans broncher.
On ne souhaite pas voir ses enfants lire des livres aux mœurs compliquées, discutables, mais on les laisse s'avilir devant des jeux insipides et grossiers, des entretiens avec des personnalités qui n'ont rien à dire et des émissions aux mécanismes esthétiques éculés ! Discuter est même devenu un tabou.
La désillusion sur l'évolution humaine a eu lieu après les grandes guerres mondiales et depuis, rien n'a pu nous encourager sur l'issue de cette évolution, si évolution il y a.
Pourquoi nier que nous vivons dans un monde stressant et agressant, particulièrement dans les villes où la promiscuité des classes ouvrières étouffe, opprime. Les impératifs budgétaires familiaux sont un poids insoutenable pour de nombreuses familles. Mais la réponse instinctive est une plus grande soumission ou si l'on préfère, une plus grande prudence. Entre la prudence docile et la recherche de l'affranchissement par la connaissance qui inspire les intellectuels, il y a toute la panoplie des violences, des perversions, des comportements à risques qui font se sentir paradoxalement vivant.
Particulièrement, on assiste ces dernières années à une explosion des comportements sexuels dangereux, la vie sexuelle des jeunes est souvent calquée sur la pornographie. Une pornographie qui n'a plus grand chose à voir avec les traditionnelles petites scènes explicites de baise qu'on pouvait voir dans les films il y a trente ou quarante ans. Ce sont des scènes extrêmes avec une tension érotique toujours associée à une forme de violence, de domination. Le sexe et le danger sont associés dans l'imaginaire populaire et de façon très profonde.
Sexualité effrénée et urbanité semblent aller de pair. On a beaucoup discuté déjà des conséquences contraires à la trop grande promiscuité des villes, c'est-à-dire l'isolement et la solitude. L'anonymat de cette vie bien remplie où l'entourage est interchangeable conduit aussi à un détachement qui va jusqu'à l'indifférence. On a déjà souligné cet aspect inquiétant du détachement social. On ne réagit pas nécessairement devant une agression. On ne se sent plus solidaire des autres. On ne risquera pas sa propre vie pour sauver celle d'un inconnu qui ne fait que passer, anonyme, à peine réel. À peine plus réel que les images. Les concitoyens sont devenus des images qui passent, qui nous dérangent, qui ne nous émeuvent pas.
Poser un regard sur la violence dans la culture populaire est un euphémisme. La culture populaire est la violence. La violence de l'indifférence, de l'hypocrisie, de tout ce qu'on ne veut pas savoir, de tout ce qu'on se cache et de tout ce qu'on voudrait épargner à nos enfants sur la nature humaine. La culture populaire est le meilleur thermomètre social pour comprendre la profondeur du mal de vivre de nos contemporains.
Peut-on encore croire à un système qui n'hésite pas à écraser l'adversaire en allant jusqu'à la manipulation des masses par des outils aussi puissants que les médias sur supports audio-visuels, en allant jusqu'à utiliser les sensibilités esthétiques de la population épuisée par le travail qu'elle doit accomplir pour survivre au test social de la réussite à des fins qui ne la servent pas mais qui, au comble du cynisme, ajoutent à son fardeau et la détruisent ?
Les images qui défilent devant nos yeux saturés d'horrible ne sont que le reflet du malaise profond qu’a installé le capitalisme et l'idéologie néolibérale. Le détachement, le cynisme sont des conséquences de la perte de l'espoir en nos capacités à régler les problèmes de l'humanité. Il n'y a pas de quoi être fier d'être passé de l'espoir fou de trouver le bonheur dans la connaissance à la résignation pathétique que le bonheur se trouve dans l'ignorance, car après tout, pour dormir sur nos deux oreilles aujourd'hui, vaut mieux en ignorer le plus possible. Et se divertir dans ces échos faciles qui nous détournent de notre lâcheté.
Silence, négligence, rejet, colère, racisme, sexisme, manipulation, dénigrement, mensonge, contrôle, chantage, intimidation, harcèlement. L’éclat de la violence théâtrale au cinéma, dans les jeux vidéo ou même dans la littérature, ne correspond pas à la réalité, souvent. Il n’y a pas de verre brisé, d’explosion, d’arme à feu nécessaires au dénigrement, au harcèlement, encore moins au silence haineux et lourd d’un père de famille au bout de sa frustration et de sa haine envers ceux qui l’entourent. Il n’y a pas de fouet dans la chambre des mères manipulatrices qui font du chantage un mode de vie.
La violence donne du pouvoir, apporte le pouvoir. Le pouvoir de décider, le pouvoir de transformer les choses selon notre volonté, même si cette volonté demeure de seconde main vu notre impuissance chronique au bien-être. La télévision encourage et donne sa bénédiction, sous couvert de la création, à des scènes d’une violence inouïe. La vie urbaine stressante et agressante porte bien ce flambeau de domination, ces associations malsaines du sexe à la violence comme allant de soi. Les émotions doivent être fortes pour contrer l’ennui de plus en plus profond des soldats du capitalisme.
Un individu coincé dans une situation où le sentiment qui domine est l’impuissance à en sortir n’a pas une panoplie de solutions. Il y a la drogue, qui place dans un état de catalepsie confortable temporaire. Il y a le jeu, qui entretient le cauchemar et fait plonger l’individu dans une irrémédiable descente vers des hallucinations de pouvoir sur son « destin ». Il y a le divertissement, le loisir de type médiatique (Internet, réseaux sociaux, jeux, cinéma, télévision) qui deviennent des catalyseurs de frustrations. Il y a également la reprise du contrôle sur sa vie par la domination des problèmes qui peuvent être incarnés par des individus, des systèmes, des idéologies. On peut en venir à transposer ces dispositions sur des intolérances, des actions civiles et politiques, des mépris envers des groupes divers. Particulièrement et dans l’intimité, on peut en venir à briser son sentiment d’impuissance en contrôlant une personne plus vulnérable que soi, une prise de pouvoir sur la vie d’une autre personne puisque sur la nôtre, on n’en a pas.
La désillusion face au système de justice favorise ceux qui peuvent se le payer et laisse sans recours tous ceux qui en ont besoin réellement, ce qui contribue également à l’association pouvoir-violence qui se vérifie autant dans les habitudes de divertissement des masses populaires que dans le contenu de ce divertissement. D’autant plus contradictoire : la façon de censurer, de nos jours, seulement certaines pratiques de divertissement. Prenons, par exemple, la mode des sports extrêmes qui est une pratique violente à tendance suicidaire quand on y regarde de près. Et bien ils sont pourtant valorisés, et ceux qui les pratiquent sont presque des dieux. Il faut ajouter le sentiment de puissance qu’ils procurent : celui de vaincre la mort. N’est-ce pas suffisant pour en faire une sorte de religion à laquelle on oppose volontiers le débat d’idées, comme quelque chose d’ennuyeux et d’importun dans toute réunion sociale qui se respecte ? Parlons de sport, de santé, de protéine lente, mais pas d’idées, par pitié !
On aura compris que je parle spécifiquement de milieux où la culture populaire est la seule qui existe et que les valeurs dominantes sont celles dépeintes par la publicité, particulièrement la publicité à la télévision. En effet, si l’on s’en tenait uniquement à la celle-ci, on remarquerait une grande violence latente dans la promotion en tant qu’outil de vente en elle-même et dans les valeurs qu’elle représente ensuite. L’agressivité du marché, les fameuses lois de survie dans un système capitaliste, sous-tendent toutes les publicités et s'y transmettent. Quand on parle de l’influence qu’a la télévision sur les enfants, on parle des films violents, des histoires sanglantes de vampires, on mentionne également les meurtres et les catastrophes naturelles que l’on voit au journal télévisé de 18 h, mais on omet de soulever le problème de la publicité. On oublie de souligner l’extrême violence qui sous-tend l’idéologie capitaliste. La loi du plus fort, la loi de la jungle, écraser l’adversaire… Ces principes sont profondément enseignés dès le plus jeune âge à tout être humain, du moins Occidental. Alors, comment peut-on se surprendre que les enfants intègrent cette idée et la transposent dans d’autres situations ?
Les émissions leur étant réservées prônent des comportements d’ouverture envers les autres, moralisent à qui mieux mieux à partir de valeurs qui semblent évidentes, mais qui peuvent perturber un enfant qui entend un message contradictoire à ce qu’il ressent ou à ce dont il est témoin dans sa famille. On n’oserait pas dire que les émissions pour enfant sont des hypocrisies qui tombent avec la naissance de l’esprit critique autour de l’adolescence, mais on pourrait poser des questions sur la légitimité d’envoyer des messages contradictoires, ou s’interroger sur le bien-fondé d’analyser le comportement des enfants qui sont exposés à la violence à la télévision et leurs comportements en société comme étant une conséquence de cette exposition. Un enfant qui se tape une série de films à la Walt Disney dans lesquels la ligne entre le bien et le mal est aussi claire qu’un nez dans un visage, dans lesquels les méchants souffrent mais ça ne compte pas parce qu’ils sont les méchants, ou pire, des méchants pour lesquels on développe une forme de compassion qui les sauve de leur méchanceté, des œuvres dans lesquelles les gentils passent par une sorte d’initiation à la vie et deviennent meilleurs au sortir de leur expérience ; invariablement, cet enfant est maintenu dans une vision du monde qui lui apportera de grandes angoisses en grandissant dans le monde qu’on lui épargne jusqu’à ce qu’on juge que sa sensibilité n’est plus un bien précieux à protéger de la réalité. Et ce jour-là, on se surprendra du fait qu’il recherche des émissions violentes, qu’il écoute de la musique qui ne semble qu’un bruit infernal, agressif, qu’il s’identifie à des héros dont le courage se rapproche du comportement suicidaire.
Toute l’idéologie occidentale repose sur l’élimination de la concurrence, et cette concurrence est aussi humaine que la partie qui l’écrase. Alors pourquoi se surprendre que les enfants ne s’émeuvent pas du sort réservés aux « méchants » de notre système ? Les paresseux, les voleurs, les pauvres, etc.
La véritable violence de la télé se situe dans son mensonge permanent, dans le sourire de la publicité, dans l’hypocrisie du vedettariat, dans la censure de bon goût, dans l’insipidité de son contenu aussi, dans le dénigrement sous-entendu de tout ce qui ne fait pas partie de l’élite de la culture populaire, dans la valorisation de la médiocrité crasse de ce média corrompu à la fabrication d’une image du monde aussi infidèle que vide.
Qu'est-ce que la culture populaire, au fond, sinon l'asservissement aux idées véhiculées dans les médias ? Et surtout, à quoi peuvent bien servir les médias sinon à faire la propagande des idées qui maintiennent les classes moins éduquées dans le système que les dirigeants ont mis en place ? Les médias sont des outils. Des outils puissants, à cause de l'implication émotive que les recours esthétiques connus et testés ont déjà démontrée maintes et maintes fois. On crée des chocs artificiels selon des recettes esthétiques inventées par des artistes, autrefois innovateurs, et on les remâche indéfiniment jusqu'à ce qu'un génie sorti de nulle part ou de l'élite (peu importe) arrive avec une vision du monde qui bouleverse tant la sensibilité populaire qu'on reprend sa recette, finalement. Et ça recommence. Mais ce qui compte, c'est de ne voler aux artistes que l'enveloppe esthétique et non son sens d'origine. Ce qui compte, c'est de vider le contenu de cette recherche esthétique et d'idées, de regard sur le monde, et de le rendre si dérisoire que l'espoir lui-même est sapé jusqu'à enliser la population dans un sentiment d'impuissance morbide. L'enliser complètement et définitivement peut-être. C'est ce sentiment qui est sous le cynisme et le détachement inouï des élites contemporaines. Quand on étudie les passions à l'origine des grands courants littéraires, par exemple, on est surtout frappé par les convictions souvent si idéalistes qui les ont motivées. On se sent si endormis, nous, oui, devant notre télévision, mais aussi devant notre constat d'échec à être plus heureux parce que plus instruit...
On ne lit plus, on lit moins en tout cas. On accuse la télévision, grande coupable de bien des mots alors que ce n'est pas dans sa simple constitution, qui certes, induit une certaine passivité, mais bien dans son contenu et dans sa gérance que se situe la réelle violence. L'agression à l'intelligence. Au lieu de s'accuser de laisser nos enfants trop regarder la télévision et de s'inquiéter des impacts des images de violence qu'ils ingurgitent sans broncher, on pourrait peut-être examiner comment on laisse, nous les adultes, des firmes commerciales à visées purement mercantiles, gérer notre quotidien de façon aussi violente sans broncher.
On ne souhaite pas voir ses enfants lire des livres aux mœurs compliquées, discutables, mais on les laisse s'avilir devant des jeux insipides et grossiers, des entretiens avec des personnalités qui n'ont rien à dire et des émissions aux mécanismes esthétiques éculés ! Discuter est même devenu un tabou.
La désillusion sur l'évolution humaine a eu lieu après les grandes guerres mondiales et depuis, rien n'a pu nous encourager sur l'issue de cette évolution, si évolution il y a.
Pourquoi nier que nous vivons dans un monde stressant et agressant, particulièrement dans les villes où la promiscuité des classes ouvrières étouffe, opprime. Les impératifs budgétaires familiaux sont un poids insoutenable pour de nombreuses familles. Mais la réponse instinctive est une plus grande soumission ou si l'on préfère, une plus grande prudence. Entre la prudence docile et la recherche de l'affranchissement par la connaissance qui inspire les intellectuels, il y a toute la panoplie des violences, des perversions, des comportements à risques qui font se sentir paradoxalement vivant.
Particulièrement, on assiste ces dernières années à une explosion des comportements sexuels dangereux, la vie sexuelle des jeunes est souvent calquée sur la pornographie. Une pornographie qui n'a plus grand chose à voir avec les traditionnelles petites scènes explicites de baise qu'on pouvait voir dans les films il y a trente ou quarante ans. Ce sont des scènes extrêmes avec une tension érotique toujours associée à une forme de violence, de domination. Le sexe et le danger sont associés dans l'imaginaire populaire et de façon très profonde.
Sexualité effrénée et urbanité semblent aller de pair. On a beaucoup discuté déjà des conséquences contraires à la trop grande promiscuité des villes, c'est-à-dire l'isolement et la solitude. L'anonymat de cette vie bien remplie où l'entourage est interchangeable conduit aussi à un détachement qui va jusqu'à l'indifférence. On a déjà souligné cet aspect inquiétant du détachement social. On ne réagit pas nécessairement devant une agression. On ne se sent plus solidaire des autres. On ne risquera pas sa propre vie pour sauver celle d'un inconnu qui ne fait que passer, anonyme, à peine réel. À peine plus réel que les images. Les concitoyens sont devenus des images qui passent, qui nous dérangent, qui ne nous émeuvent pas.
Poser un regard sur la violence dans la culture populaire est un euphémisme. La culture populaire est la violence. La violence de l'indifférence, de l'hypocrisie, de tout ce qu'on ne veut pas savoir, de tout ce qu'on se cache et de tout ce qu'on voudrait épargner à nos enfants sur la nature humaine. La culture populaire est le meilleur thermomètre social pour comprendre la profondeur du mal de vivre de nos contemporains.
Peut-on encore croire à un système qui n'hésite pas à écraser l'adversaire en allant jusqu'à la manipulation des masses par des outils aussi puissants que les médias sur supports audio-visuels, en allant jusqu'à utiliser les sensibilités esthétiques de la population épuisée par le travail qu'elle doit accomplir pour survivre au test social de la réussite à des fins qui ne la servent pas mais qui, au comble du cynisme, ajoutent à son fardeau et la détruisent ?
Les images qui défilent devant nos yeux saturés d'horrible ne sont que le reflet du malaise profond qu’a installé le capitalisme et l'idéologie néolibérale. Le détachement, le cynisme sont des conséquences de la perte de l'espoir en nos capacités à régler les problèmes de l'humanité. Il n'y a pas de quoi être fier d'être passé de l'espoir fou de trouver le bonheur dans la connaissance à la résignation pathétique que le bonheur se trouve dans l'ignorance, car après tout, pour dormir sur nos deux oreilles aujourd'hui, vaut mieux en ignorer le plus possible. Et se divertir dans ces échos faciles qui nous détournent de notre lâcheté.