Prostitution : un crime ou un métier?
[Emanuele Lucia]
Mis en ligne le 11 avril 2014, publication : Volume 3, numéro 3
On ne cesse d’entendre dire que la prostitution est le « plus vieux métier du monde ». Par contre, on constate qu’au 21e siècle, c’est un phénomène social qui attise des discussions. C’est un phénomène de masse dans nos sociétés contemporaines, mais encore trop souvent balayé sous le tapis à cause de tous les préjugés qui s’y rattachent ; nos gouvernements occidentaux vont rarement s’aventurer dans ce débat qui oblige une prise de position. Ce n’est pas l’intérêt qui manque ; les écrits scientifiques sur cette dernière abondent, qu’ils soient dans le domaine de l’intervention sociale, de l’éthique, de la santé, etc. Il semble exister un consensus dans le monde scientifique qui dit qu’une ligne de fracture sépare deux principales idéologies. Pour les uns, la prostitution est simplement la vente de services sexuels par des travailleuses qui le font par choix, tandis que pour les autres, c’est une forme de violence faite aux femmes. Les adeptes de la première approche étudieront davantage les conditions de travail des prostituées. Ils revendiquent le droit des femmes à se prostituer et refusent la victimisation des travailleuses du sexe. Les adeptes de la seconde approche partent du présupposé que la prostitution est moralement mauvaise. Le droit à se prostituer ne peut exister puisqu’il s’oppose au droit de toutes les femmes de vivre leur sexualité dignement, dans le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes. Les études porteront davantage sur les causes de la prostitution, afin de montrer l’immoralité intrinsèque du phénomène.
Richard Poulin, professeur titulaire au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa a étudié la question des différentes formes de gestion étatique de la prostitution. Il recense quatre idéologies politiques ; deux qui sont fondamentalement contre la prostitution, et deux qui ne s’y opposent pas. D’abord, le discours prohibitionniste, qui est de plus en plus rare mondialement, revendique l’interdiction de la vente de services sexuels et criminalise tous les acteurs, les prostituées autant que les proxénètes et les clients. Ce discours est surtout présent dans quelques pays musulmans et quelques États américains. Les abolitionnistes prennent une position pour l’abolition de la prostitution, mais ce qui les distingue des prohibitionnistes est la façon qu’ils proposent afin d’atteindre ce but. Le document le plus souvent référencé par les adeptes de cette position est la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui, adoptée par l’ONU en 1949. Cette dernière affirme que la prostitution est une atteinte à la dignité humaine, que les États devraient cesser de criminaliser les victimes et plutôt réprimer ceux qui les exploitent, que les États ne devraient pas réglementer ou surveiller les prostituées, qu’on ne peut souhaiter éliminer la traite des personnes sans, en premier lieu, éliminer la prostitution, que l’institution même de la prostitution gêne, peu importe qu’il y ait consentement ou non des travailleuses, et que les États sont responsables de la prévention de la prostitution et de la traite des personnes. On comprend qu’on s’en prend à l’institution du travail du sexe en épargnant les prostituées, soit les victimes, de toute faute.
Ensuite, de l’autre côté de la « fracture », nous retrouvons les réglementaristes et les déréglementaristes, les deuxièmes adoptant un point de vue plus radical que les premiers. Les réglementaristes proposent la légalisation de certaines formes de prostitution, tout en maintenant d’autres formes illégales. Ils distinguent la prostitution volontaire de la prostitution forcée. Ils proposent une nouvelle définition de la prostitution comme une forme de travail légitime et dont toutes les parties peuvent être consentantes. Cette légitimation du métier passe par la reconnaissance de l’industrie du sexe. À la traite des personnes, qui selon eux implique une forme d’exploitation, ils vont opposer le trafic des personnes, qui est une forme légitime d’immigration des travailleuses du sexe. La première fois que la distinction entre prostitution volontaire et forcée a été faite sur le plan international est en 1995, à la Conférence mondiale de l’Organisation des Nations unies (ONU), à Pékin, ce qui fait preuve d’un certain glissement vers la réglementation au niveau de la communauté mondiale. Le simple fait de distinguer les deux formes implique qu’une est acceptable tandis que l’autre ne l’est pas. De plus, en 2001, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a revendiqué la légalisation dans l’espoir de réduire l’étendue de l’épidémie du VIH/SIDA. Les déréglementaristes proposent la légalisation totale, soit d’abroger tous les articles d’un code criminel portant sur la prostitution. Ils estiment que les lois relatives au travail sont suffisantes pour protéger les travailleuses et que les efforts doivent être concentrés pour « déstigmatiser » le métier.
Tout récemment, l’instance juridique la plus importante au pays a invalidé les trois principaux articles du Code criminel canadien qui concernaient la prostitution. Cette cause a émergé en Ontario à la fin de la dernière décennie lorsqu’une prostituée remettait en cause les lois fédérales sur la prostitution. La Cour supérieure et ensuite la Cour d’appel de nos voisins de l’ouest ont jugé en faveur de la prostituée. La Cour suprême du Canada a finalement appuyé cette décision en décembre 2013. Plusieurs critiquent cette décision en évoquant un glissement moral dangereux au pays. À vrai dire, la Cour n’avait pas le choix de trancher ainsi si on analyse la loi. La prostitution n’est pas illégale, et ne l’a jamais été. La Loi constitutionnelle du Canada dit que tous ont le droit d’exercer leur métier en toute liberté et sécurité. Si la prostitution n’est pas explicitement illégale, et que ce sont simplement des activités entourant cette dernière qui le sont, la Cour n’avait pas le choix de considérer que c’est un métier comme un autre, et que les lois du Code criminel sont une entrave à la pratique libre et sécuritaire de ce travail.
À vrai dire, cette décision est exactement ce dont on avait besoin au pays : elle force un débat public sur la question pour que le gouvernement puisse enfin trancher et promulguer une loi qui tient la route. La décision oblige le législateur à modifier la loi au cours de la prochaine année. Soit on adopte une approche abolitionniste, telle qu’en Suède, en Norvège et en Islande où l’achat de services sexuels est illégal, ce qui impute uniquement les clients et les proxénètes, soit on suit les pas des Pays-Bas, de l’Australie, de la Hongrie, de la Grèce, de l’Autriche, de l’Allemagne, de la Suisse et de la Turquie où le travail sexuel est légal, mais encadré par des lois nationales et des règlements municipaux. Depuis le jugement de la Cour suprême, nous avons très peu entendu parler de ce sujet. Il est temps de remettre ce débat au premier plan pour ne pas perdre cette opportunité de moderniser la loi. Informez-vous et prenez position, c’est le moment de le faire !
Richard Poulin, professeur titulaire au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa a étudié la question des différentes formes de gestion étatique de la prostitution. Il recense quatre idéologies politiques ; deux qui sont fondamentalement contre la prostitution, et deux qui ne s’y opposent pas. D’abord, le discours prohibitionniste, qui est de plus en plus rare mondialement, revendique l’interdiction de la vente de services sexuels et criminalise tous les acteurs, les prostituées autant que les proxénètes et les clients. Ce discours est surtout présent dans quelques pays musulmans et quelques États américains. Les abolitionnistes prennent une position pour l’abolition de la prostitution, mais ce qui les distingue des prohibitionnistes est la façon qu’ils proposent afin d’atteindre ce but. Le document le plus souvent référencé par les adeptes de cette position est la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui, adoptée par l’ONU en 1949. Cette dernière affirme que la prostitution est une atteinte à la dignité humaine, que les États devraient cesser de criminaliser les victimes et plutôt réprimer ceux qui les exploitent, que les États ne devraient pas réglementer ou surveiller les prostituées, qu’on ne peut souhaiter éliminer la traite des personnes sans, en premier lieu, éliminer la prostitution, que l’institution même de la prostitution gêne, peu importe qu’il y ait consentement ou non des travailleuses, et que les États sont responsables de la prévention de la prostitution et de la traite des personnes. On comprend qu’on s’en prend à l’institution du travail du sexe en épargnant les prostituées, soit les victimes, de toute faute.
Ensuite, de l’autre côté de la « fracture », nous retrouvons les réglementaristes et les déréglementaristes, les deuxièmes adoptant un point de vue plus radical que les premiers. Les réglementaristes proposent la légalisation de certaines formes de prostitution, tout en maintenant d’autres formes illégales. Ils distinguent la prostitution volontaire de la prostitution forcée. Ils proposent une nouvelle définition de la prostitution comme une forme de travail légitime et dont toutes les parties peuvent être consentantes. Cette légitimation du métier passe par la reconnaissance de l’industrie du sexe. À la traite des personnes, qui selon eux implique une forme d’exploitation, ils vont opposer le trafic des personnes, qui est une forme légitime d’immigration des travailleuses du sexe. La première fois que la distinction entre prostitution volontaire et forcée a été faite sur le plan international est en 1995, à la Conférence mondiale de l’Organisation des Nations unies (ONU), à Pékin, ce qui fait preuve d’un certain glissement vers la réglementation au niveau de la communauté mondiale. Le simple fait de distinguer les deux formes implique qu’une est acceptable tandis que l’autre ne l’est pas. De plus, en 2001, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a revendiqué la légalisation dans l’espoir de réduire l’étendue de l’épidémie du VIH/SIDA. Les déréglementaristes proposent la légalisation totale, soit d’abroger tous les articles d’un code criminel portant sur la prostitution. Ils estiment que les lois relatives au travail sont suffisantes pour protéger les travailleuses et que les efforts doivent être concentrés pour « déstigmatiser » le métier.
Tout récemment, l’instance juridique la plus importante au pays a invalidé les trois principaux articles du Code criminel canadien qui concernaient la prostitution. Cette cause a émergé en Ontario à la fin de la dernière décennie lorsqu’une prostituée remettait en cause les lois fédérales sur la prostitution. La Cour supérieure et ensuite la Cour d’appel de nos voisins de l’ouest ont jugé en faveur de la prostituée. La Cour suprême du Canada a finalement appuyé cette décision en décembre 2013. Plusieurs critiquent cette décision en évoquant un glissement moral dangereux au pays. À vrai dire, la Cour n’avait pas le choix de trancher ainsi si on analyse la loi. La prostitution n’est pas illégale, et ne l’a jamais été. La Loi constitutionnelle du Canada dit que tous ont le droit d’exercer leur métier en toute liberté et sécurité. Si la prostitution n’est pas explicitement illégale, et que ce sont simplement des activités entourant cette dernière qui le sont, la Cour n’avait pas le choix de considérer que c’est un métier comme un autre, et que les lois du Code criminel sont une entrave à la pratique libre et sécuritaire de ce travail.
À vrai dire, cette décision est exactement ce dont on avait besoin au pays : elle force un débat public sur la question pour que le gouvernement puisse enfin trancher et promulguer une loi qui tient la route. La décision oblige le législateur à modifier la loi au cours de la prochaine année. Soit on adopte une approche abolitionniste, telle qu’en Suède, en Norvège et en Islande où l’achat de services sexuels est illégal, ce qui impute uniquement les clients et les proxénètes, soit on suit les pas des Pays-Bas, de l’Australie, de la Hongrie, de la Grèce, de l’Autriche, de l’Allemagne, de la Suisse et de la Turquie où le travail sexuel est légal, mais encadré par des lois nationales et des règlements municipaux. Depuis le jugement de la Cour suprême, nous avons très peu entendu parler de ce sujet. Il est temps de remettre ce débat au premier plan pour ne pas perdre cette opportunité de moderniser la loi. Informez-vous et prenez position, c’est le moment de le faire !